Je lève la tête et regarde le ciel. Le soleil est au zénith. Un court instant je me dis que j’ai de la chance. Je suis sur la côté la plus à l’ouest de Lisbonne, l’océan à perte de vue. L’hôtel, luxueux, sur les falaises. La chambre avec vue. Dans un mouvement incessant de va-et-vient les vagues, bordées d’écume blanche, se brisent en éclats sur les roches. Le vent glacial qui souffle côté Nord, me donne la chair de poule pourtant. Le vide prend ses aises. Et s’installe à galop en moi. Qu’est-ce que je fais ici ?
Je suis en reportage et je m’ennuie terriblement. Je suis face à l’océan. Je n’arrive pas à lâcher prise et je m’ennuie. Je déteste regarder à l’infini, le bleu, les frises blanches, le bleu encore. Trop regardé enfant.
Je suis face à l’océan et je ne supporte plus regarder l’océan. La mer, la mère… tantôt calme, tantôt tumultueuse, Freud avait raison…
Certes il y aurait de belles photos, une histoire à raconter, mais après ? Tout ça ne pouvait remplir le vide existant en moi. Je viens de terminer le livre que je lisais. Il me faudra un autre pour pouvoir continuer ce séjour qui s’annonce long. Sortir. Faire une rencontre. Qui sait ? Faire la rencontre.
Dans la chambre, un fauteuil, une table, un bureau, la télévision. J’hésite. Allumer ou pas allumer. Allumer. Je n’ai pas l’habitude de la télévision. Tout programme me fatigue vite. Je zappe sur Arte, c’est ce qu’il y a de mieux. Chouette, ce n’est plus le bleu que je vois, mais le vert. Je suis ailleurs .
Il y de la vie. Un jardin. Ah et là c’est un rouge orangé, oxyde de fer. Comme une toile de Rothko. C’est beau ! Mais qui parle ainsi des anciens Grecs ? de Platon ? et d’ Euripide ? et d’Alhambra et de lumière ? Je suis séduite. On frappe à la porte. Je suis attendue pour le dîner. Je griffonne très vite sur un bout de papier le nom de celui qui continue à parler de l’Eau de la Terre et de nous mêmes,
Fernando Caruncho. Et si c’était une rencontre ?
Depuis Paris je lui laisse un message. Il me rappelle. Je raccroche une heure plus tard.
À Madrid, je suis émerveillée comme Lysandre, dans les Helléniques de Xénophon, découvrant le paradis de Cyrus dans son palais de Saris !
Alignement des arbres à espaces réguliers, une géométrie parfaite des allées, des terrasses, des carrés, des cercles et ellipses qui relient dans un tout indissociable des inclinaisons, des marches, des bassins ou des fontaines. Apprivoisement de la lumière. Un triomphe d’harmonie.
Eau, Terre, Air, Feu, dont tout homme en dépend et par conséquent son équilibre. Je reconnais dans le dessein du philosophe un principe de urbanisme, pourtant c’est sa réflexion parallèle avec la Grèce Antique qui est source d'inspiration. Lorsqu’on creuse la Terre, c ‘est le ciel qu’on interroge, dit -il. Et par conséquent nous mêmes. Nul besoin que le jardin soit un lieu de dépaysement exotique. Il sera donc le prolongement de soi. Je suis en admiration.
Je pense à Piero della Francesca. Perspective. Lumière. Seul un travail de peintre peut dégager une émotion comme celle ci.
Et puis à Rome et Alhambra. Des lianes parfumées de jasmin persistant, (Trachellospermum jasminoïdes) s’entrelacent à un rosier grimpant.
Et puis le jeu de contrastes. Orient, Occident. Intimité, Infini. Haut, Bas, Doux, Rude. Rond, Carré. Vert, différents tons de vert. Comme le vert des cyprès, celui des oliviers, le blé avant la moisson ou celui de la vigne et le raisin.
En somme, le jardin qui révèle tout l’idéal platonicien. Un jardin qui produit de la farine avec le blé, du vin avec la vigne, et de l’huile d’olive avec les oliviers, Qui peut nous ennoblir plus ?
Oui, Fernando Caruncho , aujourd'hui un ami, reste une des plus belles rencontres de ma vie
Tout d'un coup, il m'est devenu indifférent de ne pas être moderne